Christian Têtedoie, affaire de famille
Faut-il encore présenter Christian Têtedoie ? Figure incontournable de la gastronomie lyonnaise, meilleur ouvrier de France, chef étoilé depuis deux décennies, défenseur d’une cuisine durable, entrepreneur visionnaire, homme de convictions, mentor auprès des jeunes générations de cuisiniers, formateur... On le retrouve engagé dans de nombreuses causes, toujours prêt à donner du temps et des conseils pour le bien commun. Père de trois enfants,Maxime, Jean-François et Léa, tous tombés dans la marmite lorsqu’ils étaient petits, il revient pour À la lyonnaise sur un parcours et une histoire familiale qui ne manquent pas de saveur. À table !
Par Laurette Duranel et Audrey Grosclaude
Arrivé à Lyon en 1979 pour faire votre apprentissage auprès de Paul Bocuse, vous n’avez jamais quitté la région depuis…
« Lyon est ma terre d’attache, ma ville de coeur. Elle est inspirante parce qu’elle a une histoire extrêmement riche et une culture assez incroyable. Notamment gastronomique. Son savoir-faire culinaire reste aujourd’hui encore une valeur sûre attirant des gens du monde entier. Lyon a aussi un positionnement géographique exceptionnel et, je pense, le plus beau garde-manger de France puisque, de n’importe quel côté où l’on se tourne, on trouve des produits de qualité exceptionnelle. On peut parler du Charolais, de la Bresse, de toute la vallée du Rhône avec des fruits incroyables, des vignerons qui font un travail fantastique dans différentes régions autour de nous. On est vraiment gâtés.
Avec les établissements Léa, vous vous inscrivez dans la lignée des Mères lyonnaises… C’est important de préserver cette histoire ?
Je crois qu’on a intérêt à la conserver, à la faire évoluer et à la faire vivre. Les Mères lyonnaises étaient souvent dans une pauvreté extrême. Elles récupéraient les bas morceaux que les bouchers jetaient aux chiens pour les cuisiner avant de vendre ces préparations dans la rue. En réalité, elles ont inventé la street food bien avant l’heure !
La cuisine s’est mondialisée, que peut-on dire de la gastronomie lyonnaise ? Y a-t-il une bascule générationnelle ?
La clientèle, notamment européenne, est demandeuse. Quand elle vient à Lyon, elle veut goûter des plats canailles. On s’y emploie en modernisant ces plats et en faisant découvrir la cuisine des abats aux clients étrangers. En revanche, trouver des jeunes qui veulent la réaliser, c’est plus compliqué parce que ça reste quand même une cuisine exigeante. Ça demande plus de travail, des cuissons plus longues ; pour autant, c’est une cuisine très saine.
Les Mères lyonnaises ont inventé la street food avant l’heure !
La cuisine-santé, c’est justement votre credo…
Je crois que l’on oublie souvent que manger est l’acte le plus intime qui soit et que tout ce qu’on ingère dans son corps doit être choisi et cuisiné avec soin. Personnellement, je suis tombé dedans
par hasard, il y a un peu plus de sept ans, pour aider la maman d’une proche qui était en phase finale de cancer. On essayait de lui faire manger des petites portions de 60 grammes parce qu’elle ne mangeait plus que pour nous faire plaisir… L’hôpital a vu les efforts déployés et ils m’ont demandé si je voulais bien organiser un déjeuner pour tous les patients. Je leur ai répondu que ça m’intéressait davantage de les aider pour améliorer les plats quotidiens des patients parce que ce n’était vraiment pas terrible (rires).
Depuis, vous avez mis au point des sauces enrichies pour lutter contre la dénutrition, vous avez cuisiné pour le Centre Léon-Bérard pendant le confinement, élaboré un spray aromatisé très concentré destiné aux enfants malades… Pourquoi ces actions vous tiennent-elles tant à coeur ?
Mon but, c’est d’aider les gens et d’essayer de trouver des solutions. Je suis un passionné d’humanité. On me dit tout le temps “tu aurais dû faire curé, tu t’es trompé de carrière”, mais en réalité, c’est de famille. Mes grands-pères étaient déjà très investis dans la communauté, mes parents aussi, c’est dans mes gènes. Je ne sais pas faire autrement que d’aider les autres.
Parmi vos nombreux engagements, la transmission auprès des jeunes cuisiniers occupe une place importante. Beaucoup de chefs étoilés sont passés par vos cuisines et par celles du restaurant Arsenic, fondé en 2009 et présenté comme une « pépinière de chefs ». Cela fait de vous un véritable mentor…
Oui, et c’est plutôt chouette. J’aime les gens et j’aime montrer, leur expliquer, même si, je l’avoue, je n’aime pas trop répéter, il ne faut pas trop me chercher non plus (rires). Passer chez Têtedoie est
exigeant, c’est une maison où l’on travaille beaucoup. On impose non seulement un rythme de travail mais aussi une précision dans le geste, qui fait grandir. Au-delà de la cuisine, je pense avoir transmis l’idée que, dans l’entrepreneuriat, tout est possible lorsque l’on en a vraiment envie
et c’est pour cela que l’on a créé la “CIA”, Chef Intelligence Agency, il y a une dizaine d’années. On accompagne nos cuisiniers dans leur création d’entreprise, en tant que parrain, notamment au niveau des banques, sans forcément investir dans leurs entreprises. Même si cela nous arrive quand même souvent.
Ce rôle tutélaire, on le retrouve dans votre famille puisque vos trois enfants sont désormais de la partie ? Vous les avez encouragés ?
Non… J’ai tout fait pour qu’ils fassent autre chose (rires) parce que ça reste un métier hyper exigeant et très difficile. En même temps, on vivait sur place, au restaurant, et je crois qu’ils ont aimé l’ambiance, ce qui se passe avec les clients, cette espèce de grande famille. Et puis, que ce soit leur maman (Florence Périer, à la tête du Café du Peintre jusqu’à cet été, NDLR) ou moi, on est quand même de vrais fous de gastronomie. Florence est passionnée par le vin, elle a un palais de dingue, et je pense qu’ils ont hérité tous les trois du palais de leur mère, ils sont super forts, tous les trois, sur le vin.
Vous leur avez transmis un autre goût, celui de l’entrepreneuriat…
Ça, oui, c’est moi ! Je pense que mon deuxième fils, Jeff, est encore plus taré que moi, parce qu’il a déjà six établissements. Il va bientôt me dépasser, parce que moi j’en ai neuf, ça ne va pas du tout cette histoire (rires) ! Plus sérieusement, je vois l’évolution des uns et des autres et je suis émerveillé de voir comment la transmission se fait naturellement par l’observation, par l’exemplarité que peuvent donner les parents à leurs enfants. Ça me touche quand ils parlent de la fierté qu’ils ont de
notre nom de famille.
En parlant de transmission, l’idée c’est de leur céder vos établissements à terme ?
Je fais confiance à la vie et je laisse mes enfants faire leur choix. J’ai trop vu mes anciens patrons forcer la main à leurs enfants pour qu’ils reprennent. Ce n’est pas du tout mon combat. Je fais ce que j’ai à faire, eux aussi. Si un jour il y a une mutualisation, j’en serai ravi, mais loin de moi l’idée de pousser cette idée. Je pense qu’ils voient les choses un peu différemment, qu’ils se servent de l’expérience de leurs parents. Ils ont peut-être davantage conscience de l’importance du couple et ont une vie beaucoup plus équilibrée entre le personnel et le professionnel que ce que j’ai pu avoir.
Je crois que, si on ne veut pas régresser, il faut toujours chercher à gravir des échelons.
Après 50 ans de cuisine et 30 ans de titre de Meilleur ouvrier de France, que retenez-vous du chemin parcouru ?
J’essaye aujourd’hui de regarder en arrière pour faire les bons choix et ne plus perdre de temps. Je suis très content d’avoir réussi le concours MOF mais je suis surtout fier du parcours de mes enfants,
parce que c’est quand même la plus belle chose qu’on puisse faire dans sa vie. Mais 25 ans d’étoilé sans discontinuer, c’est pas mal, même si j’aurais bien aimé avoir la deuxième malgré tout…
C’est toujours un objectif ?
Toujours. Je crois que, si on ne veut pas régresser, il faut toujours chercher à gravir des échelons. »
Biographie
Né à Nantes en 1961, Christian Têtedoie doit sa vocation à La Cuisine du Marché de Paul Bocuse, livre offert par son oncle alors qu’il n’a qu’une dizaine d’années. Il rejoint finalement la brigade de Collonges-au-Mont-d’Or en 1979, avant de passer par les cuisines de l’Élysée et celles de plusieurs adresses triplement étoilées. En 1986, Christian Têtedoie ouvre son restaurant gastronomique quai Pierre-Scize avant de décrocher un titre de Meilleur ouvrier de France en 1996, puis une étoile Michelin en 2000. Entre-temps naît Maxime en 1986, Jean-François dit « Jeff » en 1988, et Léa en 1999, qui ont suivi tous les trois les traces de leurs parents dans la restauration.
Installé sur la colline de Fourvière, à l’Antiquaille, depuis 2010, il a ouvert et repris plusieurs adresses à Lyon, dont les établissements Maison Léa, du nom d’une célèbre Mère lyonnaise, et Arsenic, véritable tremplin pour jeunes chefs. Mentor dans l’âme, il a vu passer un nombre impressionnant
de chefs dans ses cuisines, parmi lesquels Ludovic Mey (Ombellule, Brasserie Roseaux), Noé Saillard (Murmures) et Louis Fargeton (L’Établi). Il collabore également avec Les Petites Cantines, réseau de cantines de quartier solidaires, et accompagne institutions et associations sur de nombreux sujets : promotion de la gastronomie lyonnaise, amélioration des menus destinés aux malades au Centre Léon-Bérard, travail autour de la végétalisation et de l’alimentation durable…
Envisage-t-il de ralentir un peu ? Pas le moins du monde. Plus engagé que jamais, il prépare un tout nouveau projet innovant ciblant sa génération.
Le Carnet d'adresses lyonnaises de la famille Têtedoie
Le Café du PeintreToute jeune retraitée, Florence Périer a laissé les clés de son bouchon-bistrot à son fils aîné, Maxime, qui perpétue la tradition en continuant de proposer mâchons sans réservation, spécialités de bouchon, belle cuisine bourgeoise et sélection de vins aux petits oignons, épaulé par le chef Bastien Depietri La nouveauté depuis cet automne ? Des formules « bar à vin », les lundis et jeudis soir, avec dégustation et assiettes coquines à partager (gravlax de truite, carpaccio de tête de veau, saucisson brioché snacké, pop-corn au lard et poudre de cèpes…).
50 BOULEVARD DES BROTTEAUX, LYON 6e Café Terroir – Saône
Dix ans pile après avoir cofondé Café Terroir, Jeff Têtedoie installe de l’autre côté de la place des
Célestins une toute nouvelle adresse, d’une vingtaine de couverts : Saône. Un projet hybride pensé pour faire littéralement manger les gens en cuisine, juste à côté du feu, où profiter d’une cuisine gastronomique « instantanée et décomplexée ». Pas de frigo, pas de contraintes, l’idée ici est d’aller explorer librement le végétal ou le poisson. Comme un parfait contre-pied à l’univers terroir de Lyon et du Beaujolais, adresses territoriales et plutôt viandardes.
CAFÉ TERROIR 4 RUE D’AMBOISE, LYON 2e
Et aussi : Café Terroir La Cave (Lyon 2e), Le Kiosque,
(Lyon 2e), Chez Saint-Cyr (Anse), Monsieur P (Lyon 2e).
SAÔNE
5 RUE CHARLES-DULLIN, LYON 2e Restaurant gastronomique Christian Têtedoie
Sur la colline de l’Antiquaille, fief du restaurant gastronomique (1 étoile) Christian Têtedoie, on retrouve bien évidemment le chef mais aussi Léa, la benjamine de la fratrie. Après une expérience dans l’immobilier, elle officie d’abord quatre ans aux côtés de Jeff, au Café Terroir, avant de rejoindre son père il y a quelques mois pour retravailler la partie sommellerie de la maison. Fan, comme ses frères, des vins du Beaujolais, elle planche notamment sur une carte de muscadets rendant hommage aux origines de Christian, natif du pays nantais.
4 RUE PROFESSEUR-PIERRE-MARION, LYON 5e
Et aussi : Le Bistrot Têtedoie et Le Rooftop Têtedoie
(Lyon 5e), Maison Léa et Bouchon Léa (Lyon 2e).