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Lyon, terre de création pour les artistes en exil

Publié le 03/08/2023

Elles s’appellent Kateryna, Shegofa ou Ghazale. Dans leur pays d’origine, continuer à peindre, danser ou jouer en toute liberté est devenu impossible. En provenance d’Ukraine, d’Iran, de Russie, d’Afghanistan ou du Liban, une poignée d’artistes en exil, s’est réfugié à Lyon pour vivre, créer et résister. Reportage.

Lorsqu’elle a quitté Kharkiv en mars 2022, Kateryna a pensé que la guerre serait si courte qu’elle n’a pas emporté son instrument. Un an et demi plus tard, la musicienne de 35 ans, altiste et membre de l’orchestre philharmonique de la deuxième ville d’Ukraine, s’est installée à Lyon, dans le quartier de la Croix-Rousse. Entre-temps, elle a retrouvé son archet et joué des dizaines de concerts à l’Auditorium-ONL, qui l’a accueillie temporairement avec deux autres violonistes ukrainiennes. Toutes les trois font partie de ces artistes en exil pour qui, ces dernières années, Lyon est devenue un refuge. Théâtre des Célestins, TNP de Villeurbanne, Lyon BD, ateliers Grand Large, École des Beaux-Arts, TNG, Villa Gillet… Chacune de ces institutions culturelles locales a ouvert ses portes à celles et ceux dont l'expression artistique devenait dangereuse dans leur pays. « Ça a été une chance incroyable », confie Kateryna à propos du programme destiné aux musiciens classiques, lancé à l’époque par la Philharmonie de Paris, pour leur permettre de trouver une place dans un orchestre français. À mesure qu’elle raconte son histoire, son café refroidit. Qu’importe, elle a besoin d’exprimer sa reconnaissance. « Si je n’avais pas pu continuer à faire mon travail, j’aurais sombré dans la dépression », souffle la jeune femme, qui a d’abord été hébergée chez une musicienne de l’ONL avant de trouver un appartement à elle. « L’équipe a été géniale, très chaleureuse et m’a beaucoup aidée à traverser ce déracinement. J’espère que l’Auditorium comprend à quel point leur accueil a été important pour nous », sourit-elle. La directrice des lieux, Aline Sam-Giao, lui a proposé de continuer à jouer une semaine par mois jusqu’en décembre 2023. Le temps de trouver une solution pérenne si la guerre venait à durer comme c’est le cas au Yémen, pays natal de la jeune peintre Afnan Yahya. Hébergée par la ville de Lyon, elle a suivi des cours de français pendant un an. Reçue au concours d’entrée de l’ENSBA, elle vient aussi d’être sélectionnée pour participer au prochain festival Peinture Fraîche, organisé du 11 octobre au 5 novembre. Il faudra aussi suivre de près l’Afghan Girls Theater, une compagnie de neuf comédiennes afghanes accueillie dès septembre 2021, alors que le voile sombre des talibans s’abat à nouveau sur Kaboul, par Joris Mathieu. Ensemble, ils ont monté un premier spectacle, Le rêve perdu, avant que la troupe ne poursuive l’aventure auprès du metteur en scène et directeur du TNP Jean Bellorini. Leur dernière pièce, Les Messagères, s’ancre dans la tragédie antique d’Antigone. Les comédiennes de l’Afghan Girls Theater, Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi,Tahera Jafari, Marzia Jafari, Sohila Sakhizada, y incarnent l’héroïne, sa sœur Ismène, le roi Créon, Hémon ou Eurydice, entre un plateau recouvert d’eau et un ciel crépusculaire. Le spectacle, qu’elles jouent en dari - surtitré en français - est empreint des enjeux de notre époque : l’émancipation féminine, l’accueil de l’autre en exil et la résistance artistique face à ceux qui tentent de mettre à mal la culture. Le spectacle a fait salle comble en juin dernier et devrait entamer une grande tournée en 2024. 

Sens Interdits
Quand le théâtre dénonce

Créé en 2009, le Festival Sens Interdits s’intéresse, tous les deux ans, au théâtre d’urgence et à l’art qui dénonce, donnant à voir presque de l’intérieur, ce qui révolte ailleurs dans le monde, au Cameroun, au Mali, au Rwanda, au Liban, en Russie et en Biélorussie, en Palestine, en Iran, au Brésil mais aussi en France métropolitaine, en Guadeloupe, à la Réunion et en Martinique. Les 18 spectacles de l’édition 2023, programmés dans 22 lieux, seront doublés d’actions de médiation, masterclasses, rencontres et débats pour offrir aux spectateurs un maximum de clés de compréhension face à des paroles rares. 

Du 14 au 28 octobre
www.sensinterdits.org

3 questions à Pierre-Yves Lenoir
Directeur du Théâtre des Célestins, il vient de prendre la tête de l’institution après avoir été son co-directeur durant quatre ans. 

Vous avez choisi de donner une large place aux artistes dans votre direction du théâtre. Pourquoi ?

Avant il y avait une artiste en permanence, Claudia Stavisky, qui codirigeait le théâtre et créait ici à Lyon. Je suis éminemment attachée à ce que les Célestins restent une maison de création. Il y aura quatre équipes dans les années à venir avec des regards très différents sur le théâtre, l’art et la société, avec des univers très singuliers, parfois opposés. Pour moi cela donne à lire une belle palette de l’art théâtral aujourd’hui.

Parmi ces équipes, on trouve la compagnie dissidente russe KnAM. Comment les avez-vous rencontrés ?

C’est Patrick Penot, l'un de mes prédécesseurs ici, qui connaît bien la Russie et les pays de l’Est qui me les a présentés. Il les a rencontrés dans leur petit théâtre de 23 places au rez-de-chaussée d’un immeuble à Komsomolsk-sur-Amour, une ville de Sibérie orientale dans laquelle ils travaillaient dans des conditions tout à fait précaires. Il leur a proposé de travailler ici avec Claudia Stavisky dans le cadre du festival Sens Interdits. Depuis, les Célestins ont accompagné toutes leurs productions. Notre collaboration a évolué depuis le début de la guerre en Ukraine. Ils ont été hébergés dans des bureaux, on a essayé de leur trouver des logements, ce qui n’a pas été simple. La relation artiste-producteur n’a pas tellement changé, on est toujours très présents auprès d’eux mais nous ne sommes plus seuls aujourd’hui, leur travail a été remarqué par pas mal d’autres théâtres en France, en Suisse, en Belgique… J’ai souhaité qu’ils soient, à partir de la saison prochaine, artistes associés des Célestins, comme un prolongement logique de notre travail commun.

En quoi travailler avec des artistes exilés a-t-il nourri votre projet pour les Célestins ?

Cela a été une ouverture sur le monde absolument unique, des clés pour mieux comprendre ce qui peut se passer dans des pays aussi complexes que la Russie. Comment des artistes, des hommes et des femmes peuvent-ils se retrouver empêchés de créer, de s’exprimer ? Ce qui se met en place là-bas devient absolument impossible à vivre pour des personnes attachées à la liberté d’expression et de création. Ce dialogue-là, en direct avec eux, est irremplaçable. Les médias nous informent, évidemment, mais tout à coup on comprend mieux la complexité de la situation. 

Nous ne sommes plus…, une création de Tatiana Frolova et la compagnie KnAM, en résidence au théâtre des Célestins.
Du 17 au 28 octobre 2023.

Portraits 

Théâtre des Célestins 
Le KnAM, une épopée dissidente aux Célestins

En 1999, lorsque le journaliste de Libération en Russie, Jean-Pierre Thibaudat, tombe sur le programme de la troupe du KnAM, il n’en revient pas. Le répertoire proposé est si différent de ce qu’il a l’habitude de voir dans les théâtres moscovites qu’il saute dans un avion, et parcourt les 9 000 kilomètres qui séparent Paris de Komsomolsk-sur-Amour, en Sibérie orientale. Tatiana Frolova et son équipe le bouleversent au point qu’il leur propose de se produire au festival Passages de Nancy, qu’il codirige. Il les présente aussi à Patrick Penot, directeur des Célestins et du festival lyonnais Sens Interdit. Le KnAM y reviendra tous les deux ans jusqu’à en devenir l’une des compagnies emblématiques. Au moment où la guerre éclate, en février 2022, la troupe, farouchement opposée à Poutine, n’ose déjà plus jouer ses spectacles depuis de longs mois. « Des lois exigeaient de fermer les théâtres si on se montrait irrespectueux envers le pouvoir. On risquait gros », raconte Tatiana, entourée de toute sa compagnie, dans une salle du théâtre municipal de Lyon. Les huit comédiens, réfugiés entre Rhône et Saône depuis un an, viennent viennent d’obtenir l’asile politique. Ils nous confient leurs craintes au moment de partir, leur épopée à travers le Kirghizistan, l’arrivée à Lyon par l’intermédiaire des Célestins. « Ça été un vrai travail collectif de faire sortir le KnAM de Russie », sourit Bleuenn Isambard, membre de la compagnie, en même temps qu’elle traduit leur histoire en français. 

« C’est tellement beau ici »

Dans son travail, la petite troupe dissidente met en scène du théâtre documentaire, mêlant de vraies interviews, audio ou vidéo, et des textes classiques, comme ceux de Goethe ou Dostoïevski. Leur prochaine création, Nous ne sommes plus…, sera présentée mi-octobre à Lyon avant de partir en tournée. Elle s’inspire de leur exil : Tatiana a demandé à chacun de montrer les 23 kg qu’ils ont pu emporter au moment de quitter leur pays, pour raconter sur scène ce qu’on glisse dans une valise lorsqu’on est comédien et en danger.  Aujourd’hui, tous ont trouvé un logement entre Guillotière, Bellecour et le Vieux-Lyon. « Je ne me sens pas encore légitime à sortir dans la rue et à demander quelque chose car j’ai l’impression de ne pas avoir encore assez donné à ce territoire. Cependant je me sens soutenue et j’ai l’impression qu’on prend soin de moi. Ça me touche beaucoup », explique Lucia, dernière arrivée dans la troupe. « C’est tellement beau ici, parfois je vois le coucher de soleil sur Fourvière et je me dis que je pourrais mourir maintenant », poursuit la jeune femme. Autour d’elle, tout le monde rit, partageant son bonheur d’être libre.

Lyon BD
Laure Ibrahim découpe le Liban en planches

Sur son compte Instagram, les couleurs explosent dans tous les sens. Les dessins de Laure Ibrahim sont à son image : vifs et drôles, avec une pointe de mélancolie. La jeune illustratrice et autrice de BD libanaise est d’abord passée par les Beaux-Arts de Beyrouth avant de travailler en freelance pour l’Institut Français. Dans ses planches, elle explore ses origines et les difficultés d’un pays dont la situation économique et politique est devenue terrible. « Je ne suis ni très académique ni très artiste, alors la BD c’est parfait pour moi ! Elle permet de rendre accessible des sujets très lourds, ça a quelque chose de magique », lance-t-elle dans un large sourire. À 24 ans, la jeune femme a fondé un collectif avec une trentaine d’auteurs « pour essayer de sortir quelque chose bien au moment où tout le monde allait mal, surtout les jeunes ». Au début de l’été, elle a été accueillie en résidence, pendant deux mois, par l’équipe du festival Lyon BD, au Collège Graphique. Elle a pu y poursuivre son premier projet de publication, aux côtés d’autres dessinateurs internationaux. « Les auteurs vivent entre la France et le Liban, un pied ici, un pied là-bas », explique Laure. Séduite par Lyon, cette ville « trop belle, où l’expression est possible », la jeune artiste s’y verrait bien : « Je me sens chez moi ici, ça ressemble à d’où je viens »

 

Grand Large
Ghazale Bahiraie, l’amour de Téhéran à Lyon

Chine, Corée, Mexique, Iran, Thaïlande… Les artistes installés aux Ateliers Grand Large, nichés dans un grand bâtiment non loin des Usines Fagor-Brandt, viennent d’un peu partout dans le monde. Ghazale Bahiraie est arrivée de Téhéran en septembre 2022, après avoir déjà passé quelques années en France. Dans ses œuvres, elle travaille sur de multiples supports comme la broderie, la vidéo ou le dessin, où elle explore des motifs et des symboles persans. « J’ai toujours été engagée dans la lutte contre ce qui se passe en Iran », explique l’artiste de 33 ans, débarquée à Lyon « par amour » alors que son mari y étudiait. Au moment de montrer son portfolio, une de ses séries sur la guerre au Moyen-Orient et ses conséquences sur la vie des enfants tape dans l’œil d’Isabelle Bertolotti, directrice des lieux et du Musée d’Art Contemporain. Elle rejoint le Grand Large quelques mois plus tard, avec trois autres artistes iraniennes.